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À propos d’asepsie...
J.-M. Royer, CHU Tours, CPTS A, 02.02.2006, DU Lille
dimanche 26 février 2006, par
À propos d’asepsie...
Une des expériences historiques et maintenant une des tentatives permanentes de la psychothérapie institutionnelle est de combiner les questions du soin, de la vie quotidienne et du collectif, entités à géométrie variable, où soigner se conjugue de façon transitive et intransitive à toutes les personnes, où la vie quotidienne déplie l’échelle des temps et des détails et où le collectif va du duel à l’assemblée.
Insaisissable sauf à tout figer.
Alors, plutôt racontable, si raconter peut parfois devenir un sédiment fertile.
Il était une fois, dans un service hospitalier de psychiatrie une patiente schizophrène prise dans un état de catatonie installé sévère ; debout jour et nuit au point que des œdèmes des membres inférieurs commençaient à faire ressembler ses pieds dans ses chaussures à un soufflet débordant du moule. L’apparition de lésions cutanées rend la situation intenable en l’état, et conduit à la décision de lui imposer le retrait de ses chaussures, décision, faute de mieux, dans son état, inaccessible à toute rencontre !
Très progressivement la patiente émerge de sa catatonie et peut réaccéder à la question du jour et de la nuit, du lever et du coucher et puis de l’entendre et du parler.
L’autonomie suffisante retrouvée permet de lui rendre ses chaussures. L’équipe infirmière se rend alors compte qu’elles ont disparues, devenues totalement introuvables. Chacun y va de son hypothèse, de son souvenir, de son soupçon, de son imagination. Et puis, finit par apparaître que, dans l’émotion du retrait des chaussures, une infirmière croit les avoir rangées pour qu’elles ne s’égarent pas, dans un sac en plastique jaune ; ce sont les sacs protocolairement destinés aux déchets devant être incinérés. Personne ne l’ayant jamais retrouvé, il en est conclu que les chaussures devaient être considérées comme irrémédiablement disparues. Cela entraîne une gêne certaine, plutôt partagée, vis-à-vis de la patiente, aggravée par le fait que les chaussures étaient neuves et la patiente RMIste.
Devait-on présenter de sincères mais plates excuses à la patiente ? La hiérarchie devait-elle sanctionner l’infirmière maladroite ? Devait-on faire une déclaration de perte pour tenter d’obtenir je ne sais quel remboursement de je ne sais quelle assurance ? Devait-on ne pas en parler à la patiente au cas où sa folie lui aurait fait négliger, voire oublier ses chaussures ? Devait-on revoir toute l’organisation du service, refaire le monde ? Devait-on considérer que cet incident fâcheux était globalement le résultat d’un moment plutôt dense, d’un enchaînement de circonstances, de péripéties mettant en jeu de façon intriquée les attitudes personnelles des uns et des autres sur fond d’organisation générale du travail, de façon indissociable ? C’est finalement cette dernière hypothèse qui reçoit progressivement l’assentiment général, ce qui conduit à ce que chacun, tous statuts confondus (médecins, cadres, infirmiers...) donne quelques euros pour permettre de dédommager la patiente à hauteur du prix auquel il lui avait été demandé d’estimer ses chaussures.
Tout cela fut long, puisque ce n’est que de nombreuses semaines plus tard, alors que la patiente n’était plus hospitalisée que j’ai remis la somme en question à celle-ci à l’occasion d’une consultation au CMP.
Bien que structurellement peu affective, elle y sembla sensible et exprima des remerciements simples. Les consultations et les visites infirmières ont continué de se dérouler de façon régulière pour ne pas dire rituelle dans les années qui ont suivi.
En quoi, il pourrait être question de psychothérapie institutionnelle à ce propos. L’affaire est plutôt banale, et nous rencontrons tous des situations analogues, où des patients du fait de leur état psychotique perdent le contact avec la réalité, au point que ce sont les équipes infirmières qui deviennent garantes de l’ensemble de leur existence, et que protéger, maintenir le corps face au chaos psychotique, qu’il soit entre autre catatonique, mutilatoire ou suicidaire est une affaire de tous les jours qui ne peut reposer sur un seul.
L’on sait bien, chacun en fait l’évidente expérience que nos statuts de soignants hospitaliers ne nous transforment pas en techniciens à la compétence protocolarisée et indéfectible mais que si technique, compétence, savoir faire, expérience il y a, elles sont traversées par une expérience sensible de l’autre. Il est courant qu’à propos d’un patient violent, à situation partagée semblable, un soignant va ressentir et exprimer sa peur alors qu’un autre sera plus serein, moins stressé comme on dit. C’est peut-être comme cela que des chaussures aboutissent dans des sacs à incinération.
Les patients psychotiques distribuent menaces et pétrifications au gré de leurs identifications projectives, favorisant inévitablement, à un moment ou à un autre les clivages. En regard de cela, il ne s’agit pas d’installer des recettes mais des pratiques, au sens où il s’agit d’une élaboration permanente en prise avec ce qui est vécu. Quand je raconte ma petite histoire de chaussures incinérées, je ne dis pas qu’il faut toujours rembourser par une collecte générale dès qu’un patient est lésé, ce serait absurde. Je sais qu’à ce moment-là, la maturité collective, l’expérience partagée, ont permis d’éviter des positions d’affrontement, de stigmatisation, de surenchère, de rejet et que la décision de réparation collective a été l’aboutissement d’une réflexion où la créativité et la disponibilité psychique des uns et des autres a pu cheminer. Ce genre de problématique est fragile et n’est jamais complètement acquise. Toutefois, le dispositif traditionnel de la psychothérapie institutionnelle en place à travers le club, les diverses réunions, activités thérapeutiques et autres cadres sensibles paraît favoriser une ambiance ou l’abord de l’imprévu peut se penser dans un esprit de lien institutionnel et de créativité collective.
La patiente en a-t-elle été mieux soignée ? Dans ce domaine de subjectivité permanente, il ne peut en être donné de preuve tangible, mais toujours est-il que cette affaire de chaussures parties à l’incinérateur n’a pas empoisonné la suite de la prise en charge et qu’elle a pu être vraiment close dans des conditions acceptables par toutes et tous, ce qui n’est déjà pas si mal.
J.-M. Royer, CHU Tours, CPTS A, 02.02.2006, DU Lille