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Canet, le 19 novembre 2007. Quand l’enfant parle-t-il pour la première fois ?

lundi 19 novembre 2007, par Michel Balat

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Canet, le 19 11 2007

Quand l’enfant parle-t-il pour la première fois ?

M. B. : Nous sommes le 19 novembre 2007. Aujourd’hui j’aimerais vraiment qu’on puisse ensemble bien saisir cette affaire d’argument. Pour avoir les garanties j’ai pris le petit livre blanc, Psychanalyse, logique, éveil de coma, dans lequel vous pouvez trouver un chapitre intitulé « La déduction, l’induction et l’abduction ». En somme, puisque je dis que l’entrée dans le langage est signée par une première inférence, je prétends que quand l’enfant fait sa première inférence, il fait une abduction. Et il ne fait pas une déduction parce que la déduction ne saurait donner lieu à un saut : quand on dit « Tout homme est mortel, Socrate est mortel donc Socrate est mortel », tout le monde comprend, cela ne pose aucun problème. Si l’on se fiait uniquement à la déduction, les choses seraient certes bien organisées, puisqu’on y passe du vrai au vrai, mais, cela dit, l’apport ne serait pas très grand. D’ailleurs, c’est tout un débat, et l’histoire de l’étude de la déduction par les logiciens a fait l’objet d’un nombre considérable d’ouvrages : la déduction apporte-t-elle quelque chose de nouveau ou pas ? l’idée de la conclusion n’est-elle pas déjà contenue dans les idées des prémisses ? Pour certains il est entendu que c’est contenu puisque c’est déduit ; et pour d’autres les idées ne sont pas explicitement dans les prémisses, on a progressé. Cela paraît compliqué mais ça l’est vraiment. Cela peut vous paraître des discussions byzantines, mais n’en croyez rien, elles ne le sont pas. Alors justement, allons du côté de l’enfant, supposons que l’enfant fasse une inférence, un argument, la question sera alors de savoir s’il fait une inférence déductive. Qu’on soit du premier groupe de logiciens ou du second, l’idée de la conclusion est peu ou prou dans les prémisses, par morceaux, dès lors on ne voit pas pourquoi l’enfant se mettrait à parler pour une chose qui au fond glisse toute seule : premier point. Il me semble donc que c’est là un raisonnement qui réfute la proposition selon laquelle l’argument présenté par l’enfant serait une déduction. Par contre du côté de l’abduction on a effectivement la surprise, et un vocabulaire qui lui est attaché pour en rendre compte du type « Ah ! mais oui ! enfin Bon Dieu ! mais quel idiot ! », pour se fustiger de ne pas avoir pensé à quelque chose qui a une certaine évidence dès lors qu’elle est formulée mais qui, avant, était totalement masquée. Vous voyez ici la différence avec la formule « Tout homme est mortel, Socrate est un homme donc Socrate est mortel », où ce n’était pas tellement masqué. Donc voilà un autre argument.

Vous allez me dire que j’oublie l’induction. Mais la grande différence est que l’induction est un argument qui est, comme le dirait Raimu dans Marius, un argument « réfléchi », c’est-à-dire qu’il introduit une dimension d’une relative complexité : la probabilité. Je vous rappelle que là où la déduction introduit la notion de nécessité, l’induction introduit la probabilité, et l’abduction introduit la possibilité. La nécessité, l’ananké, est déductive ; par contre la probabilité ne se réduit pas à la possibilité, même si la probabilité est une forme de possibilité, un mixte pourrait-on dire. Surtout ne le pensez pas comme ça, mais il n’empêche, c’est un mixte de nécessité et de possibilité, puisque c’est probable. Par exemple, si vous jouez avec un dé dont cinq faces comportent des un et la sixième aucun chiffre, vous pourrez le jeter avec une certaine confiance d’emblée : il existe une certaine probabilité pour que mon dé tombe sur une face marquée du chiffre un. Maintenant, si vous jouez à la roulette, vous allez devoir miser sur pair, impair, ou bien sur rouge, sur noir, donc quand on joue à ces jeux on joue gagne petit, et encore, là c’est une chance sur deux. Ce n’est pas la même chose que le loto. Vous pouvez saisir à quel point la probabilité est là proche de la nécessité. Vous voyez que l’introduction de la probabilité nécessite, si je puis dire, de concevoir quelque chose comme un mixte de nécessité et de possibilité, et c’est une conception complexe. C’est pour cette raison qu’au début je mettais l’alternative sur déduction ou abduction, j’avais écarté l’induction à cause de son caractère de haute complexité.

En fait, j’essaie de préciser tout ça. La déduction dit manifestement quelque chose de plus que les prémisses. Si l’on considère maintenant tout ce que peuvent vouloir signifier les prémisses, il est évident que la conclusion y sera présente d’une façon ou d’une autre, mais il faut alors concevoir un « tout ce que peuvent vouloir signifier ». Donc, d’une certaine façon, quand on prend la déduction, on dit qu’elle apporte le fait que la conclusion est nécessaire : si vous avez aimé le tome un de Harry Potter, alors vous aimerez nécessairement le tome deux de Harrry Potter. C’est une nécessité absolue dont vous ne pouvez pas vous écarter, parce que la règle est d’aimer Harry Potter, sans quoi vous êtes un moins que rien. C’est très intéressant parce que la déduction peut être toujours vraie même si l’on ne parle de rien : « Tout martien est rouge, tout ce qui est rouge est une couleur, donc tout martien est une couleur ». Au bout du compte, quand on y réfléchit, on se dit qu’il s’agit là d’une simple causerie, comme celle du lundi. Peut-être ne parle-t-on de rien, peut-être ne dit-on que des conneries, mais ça ne fait rien, on cause, et là, dans la déduction, on peut causer. Peut-on parler de rien dans l’abduction ? C’est plus difficile. Dans l’abduction on peut certes dire des conneries puisqu’on ne dit que des choses possibles, mais il n’empêche qu’on part de choses qui ne sont pas rien. Quoique, on pourrait en discuter, on sent que l’abduction s’appuie sur une familiarité avec un certain univers, sans quoi il ne nous est pas permis de faire d’abduction. Si Sherlock Holmes peut faire une abduction qui laisse Watson sur le cul, dire « ce type, le meurtrier était un irano-indien », c’est parce qu’il est familier avec tout le champ dont il s’occupe ; il ne viendrait jamais à l’esprit des gens qui ne connaissent pas le champ de dire une chose pareille. Quant à l’induction, elle peut porter sur un objet théorique qui, lui, ne parle de rien. Par exemple, toi qui a fait de la sociologie pendant des années : de quoi parle-t-on les trois quarts du temps ? De rien.