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Comme on pouvait s’y attendre…

par Michel Lecarpentier

vendredi 9 mars 2012, par Michel Balat

Comme on pouvait s’y attendre…

Michel Lecarpentier

« La science manipule les choses et renonce à les habiter. » disait Maurice Merleau-Ponty dès la première phrase de L’œil et l’Esprit, son dernier écrit.

Claude Lefort, dans sa préface commentait : « Merleau-Ponty interroge la vision, en même temps que la peinture. Il cherche, une fois de plus, les mots du commencement, des mots, par exemple, capables de nommer ce qui fait le miracle du corps humain, son inexplicable animation, sitôt noué son dialogue muet avec les autres, le monde et lui-même – et aussi la fragilité de ce miracle. »
Comme on pouvait s’y attendre, la Haute Autorité de Santé, touchée par l’idéologie dominante de la science éducative, comportementale et développementale, conteste aujourd’hui officiellement la psychanalyse, la psychothérapie institutionnelle et le packing dans les pratiques d’approche des personnes qui souffrent de la massivité de leurs problématiques autistiques.

Ce qui est déterminant structurellement pour les humains est oublié. Nous assistons à une régression topique et économique, à une idéologie qui fait prévaloir les rapports utilitaristes, de conditionnement, voire de domination dans les commerces humains. Cette régression des politiques publiques et étatiques dans de très nombreux pays se manifeste à l’extrême, par la fréquente utilisation des chambres d’isolement et des contentions, en psychiatrie comme dans d’autres services du champ sanitaire ou médico-social. Ce symptôme ordinaire fait prévaloir les stratégies de contrainte à dominante sado-masochiste, dont les protocoles visent la sécurité et requièrent une docilité acceptée. La décision de la HAS survient dans ce contexte.

"Science sans conscience n’est que ruine de l’âme" écrivait Rabelais en 1532. Médecin, il incitait à ne pas tomber dans une illusion scientiste simpliste. Aujourd’hui, il nous faut veiller à ne pas méconnaître la complexité de l’existence qui est toujours une co-existence. La simplification consensuelle des réponses normatives tend à écraser cette question de la complexité, la rabattant sur des considérations oubliant que l’humain se spécifie de ce qu’il peut dire, de sa façon de s’incarner dans sa parole... Les problématiques autistiques se trouvent donc aujourd’hui à une place paradigmatique, puisque justement le rapport au langage y est au premier plan.

Freud, dans son hommage à J.-B.Charcot dont l’approche faisait prévaloir le "visuel" dans l’observation anatomo-clinique, précisait l’avancée de son approche psychanalytique : au-delà de ce qui peut se voir et se corriger, il proposait d’écouter la parole de la personne pour qu’elle puisse se construire dans son rapport au monde, à autrui et à sa propre subjectivité.
Comment aujourd’hui faire entendre l’importance de demeurer attentif à cette nécessité de préserver des espaces où quelque chose puisse se dire et s’entendre d’une position subjective ? Cette exigence peut apparaître paradoxale quand elle concerne des personnes ayant une tendance autistique qui les confronte, plus que toute autre, à des difficultés extraordinaires à dire et à se faire entendre pour pouvoir se construire avec les autres.

L’humain s’incarne dans le langage qui construit son devenir en situation, à la condition de pouvoir se trouver dans la situation vécue de partager avec autrui l’énigme du désir de chacun. "L’art de l’écoute et de l’écho" (L. Bonnafé) peut toujours être mis en précarité par les occasionnelles dominantes idéologiques des politiques proposées par les autorités.

Demeurons "paradoxalement ouverts à l’espoir" (F. Tosquelles) dans nos contacts avec les personnes qui viennent à notre rencontre, comme jadis les professionnels de l’hôpital de Saint-Alban en Lozère où, durant la seconde guerre mondiale, aucun malade n’est mort de faim, alors que 40 à 60000 de nos concitoyens subissaient l’hécatombe des fous.

Il importe donc que tous nos concitoyens puissent exercer leur libre choix et leur citoyenneté de plein droit en rencontrant les professionnels de leur gré. Toute assignation statutaire par la HAS, comme celle concernant les personnes autistes de tous âges, devenant impérative me semble receler la proposition d’une citoyenneté restreinte, voire d’exception qui requiert notre vigilance, car la forme de notre cité peut s’en trouver infléchie : la logique des discriminations dites positives, privilégie le fait d’avoir des semblables sur le discours qui respecte chacun dans ce qu’il est de plus singulier. C’est l’enjeu de toute organisation collective que de pouvoir ou non être en prise sur cette question du singulier. Il s’agit de demeurer ouvert à l’accueil de chacun pour ce qu’il est unique et distinct de tout autre. Le cheminement que nous pouvons alors partager avec lui et son entourage prend sens à la condition de respecter éthiquement les disparités subjectives qui se manifestent dans nos rencontres.

"Ça fait longtemps que ça dure, mais ça ne fait que commencer", disait Samuel Beckett.

Dr Michel LECARPENTIER. Avec l’accord des Dr Jean OURY, P. BICHON, P. COUTURIER, C. DU FONTBARE, D. ROULOT, Psychiatres à la Clinique de La Borde, et du Pr Pierre DELION, Pédopsychiatre CHRU Lille. Jeudi 8 mars 2012

Messages

  • bravo et merci à Mihel Lecarpentier de ce texte et de ces références.... je suis totalement déroutée devant tant d’inhumanité...colère et déprime se succèdent...heureusement "il faut", "on doit" et je veux continuer de sourire aux enfants de l’hôpital de jour,de leur parler,les accueillir, chanter et les "engueuler" aussi... mais tout cela n’est pas très recommandé de nos jours...tout juste 16 ans de vie professionnelle et me voilà devenue "une vieille dinosaure"...j’aurai pas cru que ce soit possible...mais effectivement on pouvait s’y attendre !

  • Je constate avec grand plaisir que Michel Le Carpentier garde la forme que je lui connais, depuis notre jeunesse. Et un sens du souci que je verrais non pas du côté de Heidegger, mais comme il le souligne, plutôt Beckett, Brecht ou Deleuze. Sympathie navrée, et partagée.

    Il y a toujours eu des personnages, comme dans les guignols, pour expliquer aux autres leur découverte naïve de l’existence de la prose, et s’en approprier un usage exclusif propre à vanter leurs mérites. Saluons l’effort de la HAS, qui nous rappelle le rôle de l’État : gestionnaire des conflits et des contradictions, multipliant les obligations là où il a déjà massivement restreint les moyens de respecter celles-ci. La crise, pour faire mieux...

    L’autisme, en la circonstance, y trouvera peut-être un peu de "positif" quand même - en tout cas j’espère ce "positif" humain, mais sans pouvoir cacher mon inquiétude. L’autisme partage avec l’éveil de coma d’interpeller directement sur ce qu’il peut en être de la Parole même, exposant ainsi une interrogation extrême, au cœur de tout Sujet, et l’extrême difficulté qui accompagne celle-ci à la soutenir telle.

    La "place de la psychanalyse" ici plus encore qu’ailleurs concerne en premier lieu les supposés-soignants (inclus les parents et proches !), engageant ce qu’il en est de leur propre parole face au silence et à la détresse. Tout le reste, disque-ourcourant, ne fait que trop facilement bling-bling, même en anglais... Épargnons-nous, et épargnons-leur ça, un peu de solidarité SVP...

    Jacques Fousset.