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Hélène Chaigneau (1919-2010)

mardi 7 septembre 2010, par Michel Balat

Hélène Chaigneau (1919-2010)

Née le 12 octobre 1919, Hélène Chaigneau s’est éteinte le mardi 31 août 2010 au matin. Une cérémonie funéraire a eu lieu à Paris le mardi 7 septembre au cours de laquelle ses amis lui ont rendu hommage.

Le silence. La complexité ; des signes d’approbation ou de non-accord, sans dysharmonie. C’est resté intact depuis mars 1955 : notre rencontre à Poitiers, au stage des CEMEA, avec Germaine Le Guillant, Georges Daumézon... La neige ; un bistrot, face à face : l’idée de regrouper un certain nombre de psychiatres qui puissent être dans le coup. Des « zigomards », disait-elle, mais du « religieux B ». Notre première rencontre, définitive, sur fond de « religieux B » ! Kierkegaard à peine convoqué, présent dans le silence.

En 1958, un essai de créer une « Amicale des infirmiers ». Ça n’a pas collé, vu le contexte. Puis le GTpsy en 1960. Peut-être un peu trop mélangé ; hypersensible quand elle sentait que l’hétérogène virait à l’hétéroclite.

Beaucoup d’affinités ? Souvenir lumineux du dialogue devant toute la salle, à Laragne, avec la complicité de Dimitri Karavokiros, il y a quelques années.

En mars dernier, à Gap, avec Dimitri, nous lui avons téléphoné. Je lui ai dit « Bon anniversaire », pensant à notre rencontre de mars 1955. Le rire, la joie, de quelques minutes...

Pour moi : trois rencontres absolues... qui plient l’existence de façon définitive : François Tosquelles et Jacques Lacan en 1947, et Hélène Chaigneau en 1955... Trois variétés de silence, d’“intériorité subjective”, comme on le dit quelque part.

L’émotion vient assourdir ces évocations à peine dicibles. Les images deviennent transparentes et nous restons là, sur un bout de terre, esseulés, en-deçà de toute tristesse, sans bornes, sans horizon. Ça ne cessera jamais sinon par quelques clins d’oeil d’un visage déjà lointain.

Jean Oury,

le 7 septembre 2010

*

Une notice de Pierre Delion

Hélène Chaigneau, psychiatre des hôpitaux, chef de service à Niort, Prémontré, Ville Evrard puis à Maison Blanche, a contribué à l’approfondissement permanent des concepts de la psychothérapie institutionnelle par son souci de la rigueur et de la justesse. Son esprit profond et critique et sa brillante intelligence des personnes et des évènements en ont fait un des piliers de la sagesse psychiatrique. Par sa présence elle contribuait toujours à l’élévation du débat, en dévoilant chez chacun des participants des qualités souvent insoupçonnées, et en renvoyant les auteurs d’interventions verbeuses dans leur médiocrité. Sans jamais manquer de respect avec l’autre, elle pouvait tenir ses propres positions avec une éthique intangible. Les soignants qui ont travaillé avec elle, les patients qu’elle a pris en charge quelquefois sur des dizaines d’années, se souviendront d’une femme remarquable qui avait su mener à bien la révolution psychiatrique du secteur en appui sur sa praxis psychanalytique et sur les réflexions de la Psychothérapie Institutionnelle. Membre active de ce mouvement avec François Tosquelles, Jean Oury, Horace Torrubia et d’autres, elle était très connue et estimée plus généralement dans les cercles psychiatriques, et notamment autour du mouvement de l’Evolution psychiatrique, elle a puissamment contribué à la formation des psychiatres et des infirmiers psychiatriques, en insistant toujours sur l’importance de ces derniers dans le soin au long cours. Plusieurs de ses élèves (Karavokyros, Baillon…) n’ont pas peu contribué à développer de véritables politiques de secteur dans les services qu’ils ont dirigés. Elle a été l’auteur avec Chanoît et Garrabé du rapport sur les « Thérapeutiques institutionnelles » au congrès de Psychiatrie et de Neurologie de Langue Française à Caen en 1971. Elle laisse une énorme série d’articles de fond sur la psychiatrie et la psychopathologie dispersés dans de nombreuses revues scientifiques. Une édition de ses principaux articles et contributions est en gestation sous la direction de Jean Garrabé, Lise Gaignard, Josette Puel, Michel Balat. Le premier volume devrait paraître en fin d’année 2010 aux éditions Campagne première.

Pierre Delion

*

Une si singulière présence

Je n’ai rencontré Hélène Chaigneau que rarement, au hasard de ces Rencontres que des équipes de psychiatrie organisent aux quatre coins de la pensée, peut-être pour que ne s’éteignît point encore ce qui justement fut mis à feu par nos aînés, puis d’une façon plus directe lorsque, accompagné de Guy Baillon , et préparant L’ombre portée de François Tosquelles, je la retrouvai, pensionnaire d’une maison de retraite parisienne, telle que je l’avais toujours imaginée, enveloppée d’une solitude peuplée. Parfois certaines maladies dont l’issue ne peut qu’être fatale, paraissent mettre à nu les nervures de l’être qu’habituellement la mondanité et son semblant obligé recouvrent, et se révèle comme essentiel ce qui ne fut jusque-là qu’un trait, plus ou moins caractéristique, de la personnalité. Tout au long de l’entretien que nous eûmes, alors qu’elle paraissait exposée au vide laissé par les mots ou les idées soudain indociles, s’imposait parfois un silence rompu par une parole ou une pensée buissonnière, suivi quelquefois d’une traîne de phrases, de quelques mots, d’une pensée se faufilant par la brèche ou bien, d’autres fois, des souvenirs non encore émergés plissaient le front d’Hélène. Pourtant cette attente, dans laquelle tous trois étions plongés, n’était nullement embarrassée, aucune impatience, aucun malaise qu’un sentiment anxieux aurait fait naître, aucune conscience tragique ne venait la contraindre. Nous attendions sans aucune gêne qu’Hélène attrape dans les rets du discours les mots et les souvenirs semblant devenus dès lors célibataires et dispersés. Et quelquefois, une salve de mots se faisait entendre et, rangés comme on imagine que le sont certaines archives, un souvenir, une anecdote, un bout d’histoire se déroulait sans à-coup, arraché au silence et à l’oubli. Il est vrai que nos entretiens faisaient appel à la mémoire, et donc aussi à la subjectivité et supposaient un grand effort de rassemblement. Mais, bien au-delà, il me semble que rien ne pouvait être jugé choquant dans cette façon de faire, sinon que, là, se trouvait exagérée, amplifiée, caricaturée une impression que j’avais toujours ressentie en présence d’Hélène, en l’écoutant, c’est que chaque phrase qu’elle énonçait, comme si, musicienne, elle avait été surtout soucieuse de la justesse du ton, semblait, sans effet d’annonce, épurée de tout pathos et de tout bénéfice narcissique.

On peut imaginer ce que peut être le travail poétique lorsque, libéré de toute emphase et tourné vers le réel, il s’emploie à accueillir les mots que la rencontre avec la réalité appelle et soulève, un travail qui suppose naïveté, modestie et patience. Ne nous empressons donc pas de ranger le poétique du côté de l’art ou de croire qu’il est l’apanage de quelque élite, pas plus que de considérer la naïveté comme un défaut dont il faudrait s’affranchir, ou de traiter la modestie comme une attitude morale. L’exigence dont Hélène Chaigneau, avec d’autres, a toujours fait montre vis-à-vis de la réalité, refusant les mots d’ordre, la fascination qu’exercent les idées, les discours convenus, le prêt à penser, la séduction des petits maîtres, les accointances, les pseudo copinages, appelant et ramenant toujours au concret, non par refus de penser, bien au contraire, ne peut se comprendre que par le souci de ne pas succomber aux facilités que toute représentation semble offrir, aux amalgames et consensus qu’elle occasionne, et aux bénéfices narcissiques qu’elle promet.

C’est en cela, me semble-t-il, que lors de notre entretien à propos de François Tosquelles , l’attente curieuse dans laquelle nous étions quant à ce qui pouvait venir se dire n’était pas si surprenante que cela, car lorsque Hélène Chaigneau, par ailleurs, prenait la parole en public, et qu’elle semblait embarrassée de le faire, non par timidité mais par grand souci de vérité, elle nous avait déjà habitué à porter une certaine attention à ce lointain d’où viennent les mots justes. Non par timidité mais c’est, semble-t-il, avec une pudeur propre à la nette conscience du pouvoir des mots, de leurs effets destructeurs ou édifiants, mais due aussi à la fidélité à une éthique que l’on pourrait qualifier - si, dans le fond, l’expression n’était redondante - de la singularité, qu’Hélène parlait de ces petits évènements quotidiens qu’un regard affairé ne saurait voir. S’intéresser au singulier, bien au-delà du particulier ou de l’individuel, bien au-delà même du sujet, implique nécessairement qu’on s’intéresse tout autant au collectif dont il s’extrait et qui éventuellement l’accueille. Cette consubstantielle différence entre le singulier et le collectif est certainement une des tensions théoriques majeures qui traverse l’intégralité de l’œuvre d’Hélène Chaigneau qui, très tôt, s’est intéressée à ce que l’on appelait alors la sociothérapie, c’est-à-dire les effets des dynamiques institutionnelles sur les pathologies et leurs thérapeutiques. C’est un intérêt qui emporte avec lui deux corollaires immédiats, s’employer d’une part à reconnaître, et parfois à exhumer, la singularité enfouie sous le fatras des discours et du pathos et d’autre part et simultanément à « travailler » l’institution pour que se développe une autre conception du partage, entendu dans tous les sens du terme et à tout propos.

Par exemple, au cours de notre entretien à propos de François Tosquelles, un souvenir est venu se poser parmi nous, raconté d’une traite et sans hésitation, sans le moindre doute quant à sa véracité, qui évoquait une déambulation d’Hélène et de son copain François Tosquelles dans les allées de l’hôpital de Saint-Alban, à l’époque où ce dernier y pratiquait encore. Croisant une patiente qui mangeait un bout de pain sur le bord du chemin, Tosquelles se pencha vers elle, « a pris un bout de la nourriture, et puis il se l’est tapé en disant quelque chose comme : « Tu m’en donnes un peu ? » Hélène Chaigneau commente : « …il ne donnait pas une démonstration de la familiarité que l’on peut se permettre avec les malades…Il partageait la nourriture et l’humanité… » Ce n’était pas une mince affaire, en ces temps où, pourtant, la psychiatrie semblait prendre la véritable mesure de la misère qui la minait, de quelque côté qu’elle se tournât, que d’affirmer ce partage d’une même humanité avec le fou, pas plus d’ailleurs que cela semble l’être aujourd’hui. Mais Hélène Chaigneau, fidèle au seul maître qu’elle se reconnaissait, Paul Sivadon , à côté des « copains de la psychothérapie institutionnelle » qu’elle avait rejoints dans le cadre du GTPSY , ne se contentait pas de cette vision humaniste et quelquefois compassionnelle sur les fous et leurs conditions de vie dans les asiles. Simultanément à un intérêt théorique florissant vis-à-vis de la psychose comme mode d’existence, se développaient nombre de disputes et s’expérimentaient nombre de pratiques qui, sous l’aiguillon, entre autres, de la psychanalyse et des travaux de Lacan notamment, avaient pour objet l’élaboration d’une clinique des psychoses. Quoique nécessaire, il devient délicat, alors, de mettre en question les agglomérats qui, dans les établissements, se créent, comme autant d’îlots de résistance, sans que s’y substituent aussitôt des groupes à caractère affectivo-religieux, et malgré cela d’avancer et de soutenir la dimension du collectif. Il est tout aussi difficile d’affirmer la singularité lorsque la saisie diagnostique et idéologique n’est que stigmatisation et rejet ou lorsque, à l’opposé ou par revers, on la confond avec les particularités individuelles, bref où, croyant différencier, de fait on assimile.

Il me revient à la mémoire, au fil de ces quelques lignes, ce que Jean Oury aime à raconter à propos de sa rencontre avec Hélène Chaigneau, rencontre qui eut lieu en 1955 dans un bistrot, lors d’un stage Cemea, et qui se déroula sous l’égide du philosophe S. Kierkegaard, à propos, plus précisément, de sa conception du « religieux B », que l’on pourrait sommairement traduire par « l’ouverture au possible ». Vue ainsi, la notion de partage, porteuse, semblerait-il, d’une contradiction sémantique, et qui, ici, s’avère cliniquement centrale et fondatrice de la communauté « Psychothérapie institutionnelle », amène à penser que ce qui fondamentalement importe dans le partage, c’est le partage lui-même. Merci à Hélène Chaigneau d’incarner, d’une façon définitive, cette vérité.

Hélène Chaigneau, (1919-2010) fut psychiatre des hôpitaux à Niort, puis à Prémontré, ensuite dès 1954 à Ville Évrard, enfin à Maison-Blanche de 1971 à 1984. Engagée scientifiquement, dans le cadre de la revue « L’évolution psychiatrique », elle le fut aussi syndicalement, étant longtemps membre du bureau du Syndicat des Psychiatres des Hôpitaux, au côté de son ami Lucien Bonnafé, syndicat qui promut ce que l’on a depuis appelé La Psychiatrie de Secteur.


Patrick Faugeras

Messages

  • Je signale que nous disposons (en DVD) d’un long entretien fort intéressant avec Hélène Chaigneau
    réalisé en 2000.
    Vous pouvez le commander à :
    Association La LIcorne
    Robert Bogroff
    2, rue Danton - 92230 Gennevilliers
    Téléphone : 0141322589 ou 2560
    Je pense qu’il y a un petit prix et frais de port.
    Des entretiens semblables ont été réalisés à la même époque avec Lucien Bonnafé, Roelens et Jean Ayme.

    Claude Louzoun