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L’enveloppe qui déchire
par Catherine Vincent in Le Monde du 31/03/12
lundi 2 avril 2012, par
Catherine Vincent
Lille, envoyée spéciale
Il ne comprend toujours pas. Lui
qui n’a eu de cesse, durant sa carriè
re, de faire du lien avec les malades
et ceux qui interviennent dans le
champ de la santé mentale, lui qui
est unanimement salué par ses
pairs pour son humanisme et son esprit
d’ouverture, le voilà plongé au cœur d’une
bataille qui le dépasse. Calomnié, humilié,
disqualifié. Assigné devant le conseil de
l’ordre des médecins de Lille par une asso
ciation de parents d’autistes, qui se déchaî
ne depuis des années contre le packing : un
soin venu d’Amérique dont il est, en Fran
ce, le premier défenseur.
En vingt ans, le professeur Pierre Delion,
chef du service de pédopsychiatrie du
CHRU de Lille, y a formé plusieurs dizaines
de confrères. Réservée aux cas d’autisme
sévères avec automutilation répétée, la
technique consiste à envelopper le patient
dans des serviettes humides et froides,
puis à induire un réchauffement rapide
pour faciliter la relation avec les soignants.
Tout sauf un acte de torture si la lettre et
l’esprit en sont respectés – ce n’est pas tou
jours le cas.
Ce qui n’a pas empêché la Haute Autori
té de santé (HAS), pressions des associa
tions et des politiques aidant, de lui porter
le coup de grâce : dans ses recommanda
tions sur la prise en charge de l’autisme,
publiées le 8 mars, elle se déclare, « en l’ab
sence de données relatives à son efficacité
ou à sa sécurité » et exception faite des
essais cliniques autorisés, « formellement
opposée à l’utilisation de cette pratique ».
Qu’aurait-il dû faire pour défendre le
packing ? Jouer de ses relations ? Convain
cre les parents des quelque 300 autistes
qui reçoivent ce soin sans s’en plaindre de
témoigner publiquement ? Organiser une
conférence de presse ? Pas son style. Une
enfance sans heurts à Tuffé, « un petit bled
de la Sarthe où [ses] parents avaient une
toute petite quincaillerie », une scolarité
sans faille qui le mène aux portes du collè
ge Sainte-Croix du Mans, prestigieuse insti
tution jésuite où il apprend – non sans pei
ne – à côtoyer la grande bourgeoisie, sa per
sonnalité propre enfin : rien n’a préparé
Pierre Delion au rapport de forces. Il ne
connaît que la confiance, l’écoute, le dialo
gue. La relation humaine. C’est même pour
ça qu’il est devenu psychiatre.
Il commence sa médecine à Angers en
1968, craint un moment de ne pas y trou
ver sa place. « Je ne voyais que des patrons
très hautains avec les patients, avec leurs
équipes. Jusqu’à ce que je fasse un stage
d’externe en psychiatrie. D’un seul coup, je
suis tombé sur un médecin qui parlait aux
malades, qui prenait ses décisions en
accord avec ses infirmiers : je suis resté »,
raconte-t-il d’une voix douce, légèrement
voilée. On est en 1973. L’année où le minis
tère de la santé autorise la mise en œuvre
de la sectorisation des soins psychiatri
ques, inscrite dans les textes en 1958 mais
jusqu’alors restée lettre morte.
La psychiatrie de secteur, c’est la rupture
avec l’asile. La prise en charge du malade
près de son domicile, le soin porté au cœur
de la cité grâce au « potentiel soignant du
peuple », selon le beau mot du psychiatre
Lucien Bonnafé. La disparition de la cami
sole et des neuroleptiques au profit des thé
rapies relationnelles, largement inspirées
de la psychanalyse. Une révolution cultu
relle et clinique. Quand Delion prend le
train de cette « prodigieuse aventure », le
coup de foudre est immédiat, et son enga
gement pour cette psychiatrie à visage
humain sera indéfectible. Les enfants le
passionnent, et ce n’est pas la rencontre
avec sa future femme, interne en pédiatrie
au CHU d’Angers, qui va l’en détourner.
Bientôt, il exerce au Mans la pédopsychia
trie hospitalière. C’est ainsi qu’il découvre
le packing, pratiqué aux Etats-Unis pour
apaiser les schizophrènes.
Dans le salon vaste et clair où il nous
reçoit, l’occupant principal est un grand
piano noir. Pierre Delion s’y installe, joue
quelques notes avec autant de simplicité
que d’autres allument une cigarette. Ces
instants de détente envolés, nous reve
nons au packing. Il y a consacré un livre,
des dizaines d’heures d’enseignement,
beaucoup d’énergie et d’espoir.
Pourquoi y croit-il tant ? « Je n’y crois pas,
soupire-t-il. En 1984, j’hérite d’un service asi
laire avec des enfants qui s’automutilent. On
a tout essayé sur eux, rien n’a marché. Je ten
te un pack : au bout de quelques semaines,
les symptômes d’automutilation disparais
sent. J’en parle à mes copains psychiatres,
qui me demandent de venir dans leur service
faire la même chose : ça marche aussi avec
leurs gamins ! Très vite, on m’a demandé de
faire des formations… Je ne crois rien du tout,
sinon que cela s’est passé comme ça. Rien de
plus. » Dès les années 1990, il réclame l’auto
risation de mener une recherche clinique
pour évaluer l’efficacité de la technique. Il
ne l’obtient qu’en 2007. Trop tard ? Avec la
violente publicité menée ces derniers
temps à l’encontre de cette approche, l’étu
de est à peine au milieu du gué.
Les forums de parents qui l’agressent
sur Internet ? D’un geste, il écarte le sujet.
« Je n’y vais pas, j’y laisserais ma santé. » Il
préfère se souvenir des 6 500 personnes
qui, depuis le début de l’année, ont envoyé
une lettre au conseil de l’ordre pour le sou
tenir. « Ce qui me permet de tenir, c’est que
les gens qui me connaissent me défendent,
alors que ceux qui m’attaquent ne me
connaissent pas. »
M’Hammed Sajidi, président de l’associa
tion Vaincre l’autisme, qui pourfend le pac
king depuis plus de cinq ans, ne s’en cache
pas : sa première rencontre avec le profes
seur Delion remonte à février, lors de la com
parution de ce dernier devant l’ordre des
médecins de Lille. C’est lui qui avait assigné
le médecin. « Nous n’avons rien personnelle
ment contre Delion », dit-il, mais contre le
packing, oui, qu’il qualifie de traitement
« indigne ». Il ajoute n’avoir jamais assisté et
ne vouloir « jamais » assister à une pratique
qu’il assimile à de la maltraitance.
Un avis que ne partage pas Karima
Boukhari, mère d’un garçon autiste de
10 ans que le packing, pratiqué au CHRU de
Lille, a guéri de ses automutilations. « La
première fois, on m’a expliqué comment
allait se passer la séance. Moi qui suis d’origi
ne méditerranéenne, cela m’a vraiment fait
penser au hammam », se souvient-elle.
Adel avait alors 4 ans et se blessait derrière
les oreilles jusqu’au sang. « Au bout d’un
mois, il ne se mutilait plus. Il était devenu
beaucoup plus calme et communiquant. »
Après trois ans, les séances ont pu être arrê
tées : Adel n’en avait plus besoin.
Pourquoi, alors, un tel déchaînement de
violence ? Parce que l’autisme, dans ses for
mes graves, est lui-même d’une violence
extrême. Parce que les draps froids et la
contention évoquent des traitements de
sinistre mémoire. Et surtout parce que der
rière le packing se trouve la psychanalyse.
La bête noire des parents d’autistes, trop
longtemps confrontés aux propos obscurs
et culpabilisants de ses représentants. Au
carrefour des peurs et rancœurs, Delion
serait devenu le bouc émissaire de toutes
ses dérives. Un comble pour un homme
qui n’appartient à aucune école freudienne
ni lacanienne, et qui s’est toujours montré
critique vis-à-vis de ceux qui font de la psy
chanalyse un enjeu de pouvoir.
Non qu’il la renie ! Il y a été formé avec
bonheur, et défend cet outil qui « a changé
la face de [son] métier ». Lui qui dit avoir
peu de regrets a pourtant celui-là : que des
psychanalystes « continuent de penser
comme Freud, et moins bien que lui », à pro
pos de certaines pathologies. « Pour moi, la
psychanalyse est comme la musique : c’est
une culture qui me permet de penser d’une
certaine manière. Mais nombre de psycha
nalystes français trop orthodoxes croient
encore pouvoir appliquer à l’autisme les
principes du “névrosé occidental poids
moyen”. Que cela ait mis les parents dans
des états de sidération et de colère, il n’y a
rien de plus normal », juge-t-il.
Avoir la peau du packing, mise à mort
symbolique de la psychanalyse… M
me
B.,
qui souhaite garder l’anonymat et dont le
fils « a bénéficié de cette technique plu
sieurs fois par semaine pendant des
années », avance une autre hypothèse. Pier
re Delion est « quelqu’un qui aide à donner
du sens, à faire le petit pas de côté qui per
met de penser une situation impensable et
très mortifère », estime-t-elle. C’est là que le
bât blesse. Car le packing se préoccupe
avant tout de la souffrance psychique –
souffrance que les parents d’enfants autis
tes ne veulent pas toujours admettre.
Une analyse que prolonge le professeur
de neuropédiatrie Louis Vallée, qui tra
vaille depuis des années avec le pédopsy
chiatre au CHRU de Lille. « Le packing tou
che à l’inconscient, à ce qui est hors normes.
Les parents en veulent d’autant moins
qu’une partie de leur souffrance vient juste
ment de ce que leurs enfants sont hors nor
mes », avance-t-il. Il ajoute que « la HAS et
les médias se sont laissé prendre au piège
d’une démarche émotionnelle ». Ce qui
dépasse l’entendement inquiète, pertur
be, plus encore dans le champ douloureux
du trouble mental. Mais Delion n’est pas
un simplificateur. La complexité ne lui
fait pas peur, elle l’attire. Il ne la résout pas,
il l’accueille.
A Lille, où il a été nommé professeur en
2003, il fait ce qu’il a toujours fait : du lien.
Comme dans l’angevine ville de Trélazé,
où il demandait, naguère, à descendre
dans les mines d’ardoise pour voir les
conditions de travail des alcooliques qu’il
soignait. Avec les pédiatres de la région, il
mène une étude pour prévenir les consé
quences sur le nourrisson de la dépression
postnatale de la mère. Les résultats sont si
probants que l’Association française de
pédiatrie ambulatoire tente désormais de
la développer à l’échelle nationale. Il ani
me, à la demande de Martine Aubry – elle le
décrit comme « un vrai humaniste, un hom
me qui, derrière le scientifique, a toujours le
doute » –, un groupe de travail sur la violen
ce et l’enfance. Il développe dans les quar
tiers lillois les plus défavorisés, avec les pro
fessionnels de l’école et de la justice, des ini
tiatives concrètes pour prévenir la délin
quance des jeunes… Psychiatre dans la cité,
encore et toujours.
« Pierre ne se réduit pas au packing, loin
s’en faut ! », insiste le psychiatre et psycha
nalyste Serge Tisseron. Sollicité par son
confrère pour mettre en place, dans le cadre
de la prévention de la violence en classe
maternelle, un jeu thérapeutique pour
l’académie de Lille, il salue « la qualité de ses
relations avec les gens de l’éducation natio
nale » et l’attention constante qu’il porte
« au travail des autres ». C’est pour cela aus
si, sans doute, que Delion a reçu une stan
ding ovation des 1 200 personnes venues
assister, le 17 mars à Montreuil (Seine-Saint-
Denis), au meeting de psychiatrie organisé
par le Collectif des 39 contre la nuit sécuri
taire. Il n’en fait pas grand cas, mais cela lui
a mis du baume au cœur.
Des projets de livres plein les tiroirs, un
métier qui le captive, un solide réseau
d’amis, trois grands enfants, dont l’un,
médecin comme lui, l’a récemment fait
grand-père d’une petite Jeanne qui l’émer
veille : au fond, l’homme que nous rencon
trons est un homme heureux. Mais,
depuis que la HAS a marqué le packing de
son interdit, il ne dort plus aussi bien
qu’avant. Que dire aux parents qui lui ont
amené leur enfant pour une séance hebdo
madaire ? Aux confrères qui pratiquent ce
soin et l’appellent de toute la France pour
lui demander conseil ?
Le psychiatre Moïse Assouline, grand
spécialiste de l’autisme, « ne décolère pas
de ce qui lui arrive ». Mais il compte sur
Delion pour trouver les mots justes. Il préci
se : « Si quelqu’un me disait : “Je vous confie
mon enfant les yeux fermés”, je lui répon
drais : “Ne faites pas ça, allez voir Pierre
Delion.” » Si celui-ci peine à se remettre, il
sait aussi pouvoir compter sur ses capaci
tés d’adaptation. Ses années de jeunesse
aux Glénans – il a exploré en chef de bord
tous les pays du Nord à la voile, Groenland
compris – l’ont rodé à l’expérience du grou
pe et des situations imprévues. « On peut
me mettre dans n’importe quelle circons
tance… La preuve ! »
À L I R E
« L E C O R P S R E T R O U V É .
F R A N C H I R L E T A B O U
D U C O R P S
E N P S Y C H I A T R I E »
de Pierre Delion
(Ed. Hermann,
« Psychanalyse », 2010).
« H I S T O I R E
D E L A P S Y C H I A T R I E »
de Jacques Hochmann
(PUF, « Que sais-je ? »,
2011).
« L E S G R A N D E S
P E R S O N N E S S O N T
V R A I M E N T S T U P I D E S
( C E Q U E N O U S
A P P R E N N E N T L E S
E N F A N T S E N D É T R E S S E ) »
de Daniel Rousseau
(Ed. Max Milo,
256 p., 18 ¤).
Copyright Le Monde du 31/03/12