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Lu Xun : Le cerf-volant
vendredi 17 juin 2005, par
L’hiver à Pékin avec ses monceaux de neige qui restent accumulés sur le sol, les branches nues de ses arbres, couleur de cendre, qui se découpent sur un ciel radieux où très haut cabriolent un ou deux cerfs-volants, me serre le cœur d’une façon indicible.
Dans ma province natale, la saison des cerfs-volants commençait en mars. Vous entendiez un bourdonnement d’hélice et, levant le nez, vous pouviez apercevoir ici un cerf-volant gris en forme de crabe, là un autre bleu-pâle en forme de scolopendre... Parfois aussi apparaissait un de ces cerfs-volants plats, tristement dépourvu d’hélice, tout esseulé et incapable de prendre de la hauteur. Au sol, partout, peupliers et saules poussaient déjà leurs surgeons, et les précoces pêchers sauvages se couvraient de boutons ; cette éclosion de la terre répondant à celle que les enfants faisaient surgir dans le ciel, se fondait avec elle dans la tiédeur du printemps. Mais où suis-je à présent ? Autour de moi s’étend la désolation de l’impitoyable hiver, cependant que l’azur du ciel me remet en mémoire ces printemps abolis d’une province quittée depuis si longtemps déjà.
Et pourtant je n’aimais pas les cerfs-volants ; c’est trop peu dire que je ne les aimais pas : je les avais positivement en aversion ; dans mon esprit, c’était un jouet ridicule, bon seulement à amuser des gosses stupides. Il n’en allait pas de même pour mon petit frère. Celui-ci, qui à l’époque pouvait avoir une dizaine d’années, était un enfant maladif et maigre à faire peur ; il adorait les cerfs-volants, mais comme il n’avait pas les moyens de s’en acheter et que, de mon côté, je m’opposais à ce genre de divertissement, il en était réduit à passer des journées entières, bouche bée, en extase, le regard perdu dans le ciel. Qu’un “crabe” tout à coup plonge au sol, et il poussait des cris d’effroi ; si les fils embrouillés de deux cerfs-volants plats venaient à se dégager, il sautait de joie. De telles manifestations me paraissaient risibles et méprisables.