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Prise en charge au long cours ou comment le parking devient la maison

DocteurMarie-Alice BLOT CHRU de TOURS. DU de LILLE 02.02.2006

lundi 6 mars 2006, par Michel Balat

Prise en charge au long cours

ou

comment le parking devient la maison

A. a vingt ans quand il accoste pour la première fois en psychiatrie en janvier 1991. C’est au moment de l’opération ‘Tempête du désert’, lorsque les troupes américaines entrent en guerre avec l’Irak.

A cette époque, A. fait des études pour l’obtention d’un BTS à Armentières. Depuis le mois d’août 1990, les premiers changements sont remarqués dans son comportement, tant par ses parents que par lui-même. Il a transformé sa chambre en « toile d’araignée en mettant des fils de laine au plafond, comme à la maternelle » dit sa mère. Quant à lui, il confirme qu’il « aimait bien suspendre tout au plafond, ça bougeait... des pendules partout dans la chambre, on suit le mouvement... je considérais que la vie c’était le mouvement, je me dit qu’elle vit... quelle vie ». Durant l’été de ses vingt ans, il estime prendre de la distance avec ses parents : il peut enfin regarder son père dans les yeux, avec un sentiment d’égalité, père qui lui disait toujours à table « quand on a rien à dire on la ferme » ; dans la foulée de cette révélation il ajoute : « il n’est pas fou mon père... je voulais dire il n’est pas violent. » Avec sa mère, il décrit une relation fusionnelle : « elle a toujours été attendrie avec moi... elle n’a pas le mot facile... elle prend petit à petit son indépendance par rapport à moi ». Il parle aussi de son frère aîné qui est infirme moteur depuis la naissance, naissance difficile qui s’est soldée par la mort du jumeau. Il résumera souvent la situation familiale ainsi « je suis fils unique avec un frère » et « maman est partie sur ses terres » (c’est-à-dire chez sa mère). Il conclut le panorama familial ainsi « j’ai grandi dans ce milieu là... ça fait que je suis arrivé là ».
Depuis l’été, donc, il prend une certaine indépendance vis-à-vis de ses parents (en effet, même si ses parents lui ont très tôt laissé de grandes libertés de déplacement et l’ont tout petit inscrit aux Eclaireurs de France, il restait très dépendant affectivement, politiquement d’eux) et se dit préoccupé par des problèmes existentiels, un intérêt pour la philosophie, l’origine du monde, de la vie, la place de chacun dans le monde. Il garde actuellement cette même préoccupation : quelle est sa place dans la famille, dans la société, dans le monde et exprime la difficulté qu’il y a à envisager le monde à une autre place que la sienne : ce qui origine le monde c’est à partir de son regard que cela se fait. Tous les jours, au réveil, il fait cet exercice de repositionnement du monde et de sa place au sein de cette construction : l’univers, le système solaire, la terre, l’Europe etc. jusqu’à lui, au centre avec la « focale » c’est-à-dire le regard. Ce regard qui lui permet, lors des crises de morcellement qu’il vivait régulièrement par le passé, de se rassembler, à la condition de garder un point fixe qui donne le point d’équilibre indispensable à la reconstruction progressive du monde de son propre corps. Pendant cet été 1990, il a peint deux tableaux qui représentent l’univers tel qu’il le conçoit et l’a vu à travers une photo de femme repérée sur un magazine prêté par un copain un an auparavant. « Elle m’attirait, je la trouvais belle, j’ai découvert des dessins cachés a à l’intérieur en transparence, un regard envoûtant, la tête d’un cow-boy, la croix du chariot qui fait office d’ancre, un bol-casque, des personnages ». « J’ai amalgamé tout ça dans le tableau : une vision de l’univers ».

La nuit du 16 janvier 1991, il entend une émission de radio : on lui demande d’aller en D5 ou D7 afin de voir sa copine. Tout de suite il reconnaît que c’est un message crypté : il s’agit de La Femme et non sa copine et de la position géographique correspondant à D5 et non la salle de classe D5. Il s’empare donc d’un plan d’Armentières et part dans la campagne environnante. Il est retrouvé par la police en Belgique « Ils ont dit que je errai ». Ses parents prévenus viennent le chercher et le font hospitaliser dans le service. Récemment, il résumera ainsi cet épisode « ce jour là je suis passé d’étudiant à patient ».

Cette première hospitalisation durera trois mois, se terminera par le diagnostic de schizophrénie paranoïde, un traitement neuroleptique et « critique partielle des éléments délirants ». Feront suite plusieurs hospitalisations de courte durée, un à deux mois, toujours sous la modalité de la contrainte : hospitalisation sur demande d’un tiers, le tires étant les parents ; hospitalisation d’office par mesure préfectorale. Les sorties seront le plus souvent sur le mode de la fugue, avec une présence épisodique aux consultations et une interruption systématique du traitement proposé.Traitement qu’il vit comme l’annihilant tant physiquement que psychiquement comme le montre le texte qu’il m’écrira un jour et au cours duquel il me met en garde (j’étais interne) contre l’utilisation de substance nocive pour l’individu pour faire plaisir aux laboratoires.

A. est en échec scolaire depuis 1991. Il n’a pas pu reprendre ses études malgré plusieurs tentatives. Il s’est finalement inscrit à la Fac où il grappille quelques heures de cours et beaucoup de circulations entre les classes, les groupes.

On est en 1996, A. a un appartement indépendant depuis le mois de mai, après une courte hospitalisation. Ses parents, épuisés par les années précédentes, effrayés par certains comportements, ne souhaitent plus qu’il demeure chez eux. En septembre 1996, il est admis à l’hôpital en Hospitalisation d’Office suite à des voies de fait chez des voisins qui ont porté plainte. Il sort de l’hôpital quelques mois plus tard en 1997, il a un nouvel appartement indépendant, et le suivi ambulatoire instauré déjà depuis plusieurs années se remet en place. Une infirmière de secteur va le voir régulièrement à domicile, les consultations hebdomadaires au CMP, quelques présences en hôpital de jour ; mais la majeur partie de son temps échappe à toute prise en charge et est faite de déambulations « en suivant les murs pour ne pas ses perdre », de « missions à remplir ». (Ces missions vont de l’aide apportée aux forains pour démonter les manèges, l’aide au boulanger pour décharger la farine, l’aide à la mairie pour faire la circulation, l’aide aux services généraux pour la sécurité des hommes politiques notamment Lionel Jospin lors d’un de ses séjours à l’Ile de Ré, etc.). Lors de notre première prise de contact, A. se présentera à moi en sortant de son porte feuille différentes cartes ‘d’identité’ : la carte d’étudiant, la carte d’invalidité « comme mon frère », une reproduction découpée dans le dictionnaire de ‘Blue Boy’ tableau de Gainsborough (peintre anglais du 18°), une photo avec une surimpression des deux tableaux de l’univers qu’il a réalisés l’été 1990, le manuel d’utilisation de ‘Samantha’ sa calculatrice, dont il ne se sépare jamais et qu’il a prénommée ainsi en référence à une héroïne d’une série télévisée qu’il appréciait.
Un an plus tard, il est ré-hospitalisé pour un état délirant aigu avec risque de passage à l’acte violent. Il se vit en permanence en relation avec les renseignements généraux pour la surveillance des sous-marins et la protection des hommes d’état.

L’hospitalisation, comme les précédentes est émaillée de permissions, de fugues, l’adhésion aux soins est faible : refus des médicaments, non respect des permissions, non participation aux différentes activités proposées tant aux ateliers qu’au club. Il me confiera, récemment, qu’il avait du mal à comprendre le sens de ces hospitalisations, de ces enfermements qui ne concordaient pas avec sa place dans la société puisqu’il faisait partie des R.G. et assurait la sûreté de l’Etat. Par ailleurs, il vivait ces hospitalisations comme un rejet de ses parents « ils se débarrasse de moi au profit de l’hôpital » ; ce qui est vécu très douloureusement.

Après un nouvel essai de retour à domicile et à la vie en milieu ordinaire, il est ré-hospitalisé après une visite à domicile de l’infirmière accompagnée de son père et de son médecin. Après discussion, A. accepte, à regret, de revenir à l’hôpital. Il est toujours délirant, halluciné, et présente par ailleurs des idées noires se traduisant par une succession de tentatives de suicide : ingestion de crêpes confectionnées à l’Ajax (« il s’agit d’une histoire entre frère, d’un fratricide »), d’ascension nocturne des flèches de la grue, de la cathédrale, de bain dans le Cher (« Samantha s’y est noyée »), de traversée de l’autoroute, d’ingestion d’acide de piles. Il est d’ailleurs persuadé d’être hospitalisé à cause de ce dernier test infructueux. La description de son appartement est impressionnante : appareils électroménagers désossés, fils courant sur le sol dénudés, moquette couverte de mousse, de papier « j’ai fait de la culture sur moquette ». Cette hospitalisation, débutée en mai 1999, « je suis sur le parking ici », se poursuit encore de nos jours « c’est la maison ici maintenant, j’y suis bien ... ».

Les premiers mois sont marqués par le délire et la crainte d’un passage à l’acte violent, l’envahissement délirant est majeure. Les médicaments sont régulièrement refusés et nous n’avons pas toujours le courage de provoquer un rapport de force. Nous sommes plutôt au stade de l’apprivoisement, chacun s’observe, fait connaissance avec l’autre. Les permissions sont respectées, il n’y aura pas de réelles fugues, ni de réelles ruptures Les séjours en chambre d’isolement seront fréquents et courts.

Puis, la symptomatologie de premier plan change. Des « crises » apparaissent, ce sont des vécus de morcellement impressionnants, angoissants tant pour A. que pour l’équipe. La prise en charge proposée change, le discours et l’ambiance autour de lui aussi, après la peur de la violence, c’est l’impuissance qui est au premier plan de ce qu’il nous renvoie quant à notre rôle soignant. Devant les crises qui se succèdent on pense et on parle des Pack, mais personne ne se sent suffisamment formés, prêts à pratiquer ce soin pour ce jeune homme, l’enjeu est trop important. On propose le substitut de Pack : la chambre d’isolement avec tout l’accompagnement infirmier qu’elle suppose, ces temps particuliers que plusieurs consacrent plusieurs fois par jour au patient pour les repas, la toilette, les cigarettes, les prises de constantes. Cependant, ce lieu est le support de deux fonctions imaginaires : punir ou soigner.

Pendant cette hospitalisation, je rencontre souvent A. pour des entretiens. Ceux-ci sont riches, et A. a instauré un ‘rituel’ : à la fin de chaque discussion, il récapitule les liens qui nous ont permis de passer d’un sujet à un autre. Il me décrit la façon dont il vit le quotidien : entre deux activités, entre deux lieux, il faut un temps de sas et il le matérialise avec des crochets action A () action B. Au cours d’un entretien en chambre d’isolement, survenant juste après une crise, il verbalisera ce qu’il vit lors de ces périodes de morcellement et la nécessité de la « focale » pour se recomposer. Cette « focale » est le point fixe, fixé par le regard sur lequel ce dernier peut s’appuyer et autour duquel son corps puis le monde reprend vie, articulation et mouvement. Les temps passés en isolement s’allongent. A. souffre, il se déprime et l’équipe aussi. De plus en plus de questions émergent lors des réunions de synthèse qui lui sont consacrées, l’équipe doute. Je vous livre la conclusion d’une synthèse de février 2001 « sur quelques années, on est passé d’une situation où A. échappait à tous soins, pour une situation de maîtrise de plus en plus absolue sur lui ; dans une certaine mesure nous nous substituons aux parents comme contenant, avec l’induction de sentiments entre lui et nous, fait d’attachement, de difficultés à gérer la distance, les interdits (il essaie de nous faire partager de façon fusionnelle son monde imaginaire affectif, professionnel, scientifique, etc.) en nous rendant déchirant tout rejet de ce monde, tout retour à une réalité plus crue où il est dans l’incapacité de se tenir rassemblé. Cette relation transférentielle contre-transférentielle est un outil du soin mais aussi peut-être une résistance, une limite à la maturation (il conserve le rêve de rester en nous) d’où l’intérêt d’envisager l’hospitalisation dans une autre institution (service hospitalier voisin ou Unité pour malades difficiles), au moins pour un séjour de rupture ». Les événements vont alors se précipiter, les crises se rapprocher, le service voisin a refusé de le prendre. En mars 2001, une demande pour l’UMD est faite et acceptée. La décision est prise à la suite d’une crise qui s’est terminée de façon malheureuse : A. a eu les doigts coincés dans la porte, les infirmiers ont perdu, au cours de l’affrontement pour le maintenir en isolement, leur vécu de soignant.

A. part en UMD en mai 2001 et revient dans le service en octobre 2002. Il est encore hospitalisé, toujours en HO. Les certificats de HO nous permettent différents échanges chargés d’humour. En effet, A. reçoit régulièrement pour information les certificats que j’adresse à la Préfecture, il annote toujours les récépissés qu’il doit renvoyer à la Préfecture. Par exemple, ce mois-ci il a repris le terme d’apragmatisme que j’avais employé « vous auriez pu dire que j’étais triste, car après les fêtes je n’avais plus rien à faire » et la note était « quoiqu’en dise le médecin je suis plutôt pragmatique ». Ses derniers projets ne concernent pas la sortie, puisque l’étape intermédiaire à la reprise d’une vie à l’extérieure c’est de passer une nuit chez les parents, et que malgré tout son travail pour rassurer sa mère celle-ci espace régulièrement les visites qu’il lui rend quand elle sent que leur fréquence augmente. Son projet pour l’anné2006 est de réaliser sur sa calculatrice le programme du dé à 12 faces en mouvement.

Le dernier rebondissement concernant A.., nous nous sommes rendu compte que depuis 3 mois il n’avait plus les injections retard qui sont la base de son traitement médicamenteux. Quel acte manqué ? quel passage à l’acte ?

Docteur Marie-Alice BLOT CHRU de TOURS. DU de LILLE 02.02.2006