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Sémiotique, pertinence et impertinence

lundi 27 février 2006, par Michel Balat

S É M I O T I Q U E

PERTINENCE ET IMPERTINENCE

La sémiotique commence à peine à être enseignée dans les universités françaises, et encore est-ce le plus souvent sous forme d’Unités de Valeur optionnelles. Quand elle figure au programme, c’est la plupart du temps dans des ensembles de type “Communication et langages”, voire “Communication et informatique”, où elle se noie.

Elle apparut marginalement d’abord à l’École Pratique des Hautes Etudes en Sciences Sociales où elle servit de refuge, sous le nom de sémiologie, à tous les domaines d’analyse : textuelle, “iconique”, cinématographique, psychanalytique, dont l’université ne voulait pas.

L’université française fit longtemps la part belle à la philosophie qui régnait en maîtresse incontestée à la Faculté des Lettres. On était philosophe - on se spécialisait en sociologie, en psychologie ou en pédagogie. Sous l’influence des sciences quantitatives, la Faculté des Lettres ajouta à son appellation celle de “sciences humaines”, et l’on put obtenir ses diplômes en sociologie, en psychologie et en “sciences de l’éducation”, sans formation philosophique. Les conséquences de cet état de fait furent multiples et d’importances diverses. Signalons-en deux. La première est institutionnelle : ces diplômes, ne débouchant pas sur une agrégation ou un certificat d’aptitude à l’enseignement secondaire, leurs titulaires entrèrent en force dans l’université et vinrent grossir la foule des chercheurs qui postulèrent des emplois au Centre National de la Recherche Scientifique et à l’École Pratique des Hautes Etudes en Sciences Sociales, et débordèrent dans les media. La seconde conséquence est épistémologique et secondairement, (mais ce n’est pas moins grave) déontologique et éthique. Seul prima désormais le quantitatif.

De la sociologie, on ne retint que les statistiques et les sondages, de la psychologie les tests et les questionnaires et, l’un appelant l’autre, la science quantitative se substitua à la philosophie. Mais comme il faut bien une philosophie, l’idéologie en tint lieu : uniformisation (scientifique) de l’individu dans un groupe qui marche (scientifiquement) au pas.

Enfin la sémiotique vint. Pour son fondateur, Charles S. Peirce, qui ne se réclama pas de Locke, sinon tardivement, mais de Philodème, elle est un autre nom de la logique au sens d’inférence mentale.

[...] Par “semiosis’, j’entends [...] une action ou influence qui est ou implique la coopération de trois sujets, tels qu’un signe, son objet et son interprétant, cette influence tri-relative n’étant en aucune façon réductible à des actions entre paires. Shmiwsij en grec de l’époque romaine, dès la période cicéronienne, si ma mémoire est fidèle, signifiait l’action de n’importe quel signe (5.484, cf., pour la référence à Philodème, 2.761 et ms 1604).

La sémiotique est “la doctrine de la nature essentielle et des variétés fondamentales des semiosis possibles” (5.488).

La semiotique a la rigueur qu’exige la science expérimentale et l’ouverture, déontologique et éthique, au monde dont l’homme fait partie intégrante. “Ne bloquez jamais le chemin de la recherche”, est son expression déontologique et éthique. Son épistémologie n’est pas à chercher dans la collection de cas (sociaux, psychiques ou autres), mais dans la raison pratique ou mieux pragmatique, - ce qu’exprime assez bien la pragmatique transcendantale de Karl-Otto Apel. Car l’addition de cas ne mène à rien d’autre qu’à des cas additionnés. Peirce en appelle à Descartes (Lettre XCIX), à Leibniz (Nouveaux Essais, avant-propos) et à Kant (Critique de la raison pure, 2e éd., Introduction, II). Voici le texte de Leibniz cité par Peirce en français :

D’où il naît une autre question, à savoir, si toutes les vérités dépendent de l’expérience, c’est-à-dire de l’induction et des exemples, ou s’il y a un autre fondement ... Or, tous les exemples qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu’ils soient, ne suffisent pas pour établir la nécessité universelle de cette même vérité ; car il ne suit pas que ce qui est arrivé arrivera toujours de même. (2.370)

Et n’ont rien compris à l’apport de Peirce, ceux qui pensent qu’en introduisant l’interprétant dans la sémiose, Peirce leur donnait le moyen de sauver leurs théories par injection de dopants psychosociologiques ou recours au scalpel ou à l’ordinateur. La faillite des sciences humaines, sémiotique comprise, et de la culture qu’elles produisent, a pour cause la mutilation de la raison transcendantale et sa réduction à une pseudo-raison quantitative. Comme le disait Husserl que cite Habermas dans Profils philosophiques et politiques : ‘Ce qui détermine la faillite d’une culture fondée sur la raison ne réside pas dans l’essence du rationalisme lui-même, mais seulement dans son aliénation, dans le fait qu’il s’est enlisé dans le naturalisme et l’objectivisme” (éd. fr., TEL Gallimard, 1987 : 89) autrement dit dans le quantitatif.
Une sémiotique sans philosophie est “impertinente” de l’impertinence de la Barbarie.
Mais tout n’est pas encore dit, car il y a les professeurs de philosophie, comme le rappelle encore Habermas citant Simmel que Peirce ne désavouerait pas :

Il y a trois catégories de philosophes : les premiers écoutent battre le coeur des choses ; les seconds seulement le coeur de l’homme ; les troisièmes le coeur des concepts ; et une quatrième catégorie, celle des professeurs de philosophie n’entend que le coeur des textes. (Ibid. : 74)

[A paru en allemand, traduit par Gloria Withalm, sous le titre « Semiotik : Pertinenz und Im-Pertinenz » dans Theotische und praktische Relevanz der Semiotik, Institut für Sozio-Semiotische Studien, Vienn (Autriche), 1991 : 15-20.]